L’eSport est-il naïf ?

Courant septembre, plusieurs pilotes de gros calibre ont décidé de quitter leurs équipes pour rejoindre eSports+CARS, jeune équipe dans le monde du eSport. Bien à l’abri derrière mon clavier, j’étais plutôt heureux pour ces pilotes qui avaient choisi de passer dans le monde des professionnels, dans le monde de ceux qui paient. Après tout, on peut les comprendre. Ils ont un talent, ils sont jeunes, pourquoi ne pas en vivre ? Pourtant les commentaires lus autour n’allaient pas dans ce sens. Avec les réseaux sociaux désormais, toutes les nouvelles sont propagées beaucoup plus vite, et surtout avec plus d’ampleur. Sur le moment, j’ai pensé à de la naïveté ; avec le recul d’une information refroidie, qu’en est-il vraiment ?

 

Pour ceux qui ne le connaissent pas, le fondateur d’eSports+CARS, Darren Cox, est à l’origine de la GT Academy, avec Nissan et Sony. Le but était de repérer de nouveaux pilotes par le Simracing, et de les faire grandir dans le Realracing jusqu’aux 24h du Mans. Ont donc ainsi été découverts Romain Sarazin, Gaëtan Paletou, Jordan Tresson pour les Français, ou Wolfgang Reip, Jann Mardenborough, ou Lucas Ordóñez pour les internationaux. En parallèle, Darren avait aussi lancé Nissan dans un programme LMP1 à contre-courant, avec un moteur et une propulsion avant. Avec des temps à peine meilleurs que les LMP2, le représentant de Nissan n’a même pas perdu son arrogance. Et même s’il a gagné la course médiatique, il fut la risée des observateurs. Renault, qui était alors en pleine réflexion autour d’un retour en F1 en tant que constructeur, n’a pas du apprécier le rendement de cette opération. Il fut logique que Darren quitta Nissan – ou le contraire.

L’eSport est une passion qui coûte le temps qu’on y passe

En tant que professionnel du marketing et de la communication depuis des années, son carnet d’adresse est long comme le bras. Qu’il poursuive dans l’eSport et dans le Simracing en particulier, est déjà un signe fort. Annoncé discrètement fin juin, eSports+CARS se concentre sur Projects CARS, Forza ou plus récemment sur rFactor2 avec la Road to Las Vegas, attiré comme beaucoup sans doute par son cash prize à six zéros. Quand des équipes forment des pilotes depuis des années, E+C a probablement les moyens de son impatience. Il achète ce temps qui lui manque et recrute notamment à la BAM, B0x, et Laige chez les Virtual Drivers by TX3. Du côté des équipes délestées, la déception devait être grande, la jalousie probablement aussi. Évidemment les moyens ne sont pas les mêmes, il n’est pas possible de lutter sur ce terrain-là.

Rapprochons-nous du sport réel pour trouver une analogie. Le football est un bon exemple. Même néophyte, je sais que les petites équipes forment les joueurs que les grosses feront jouer en visibilité. Madrid, Barcelone ou même Paris, achètent le temps en recrutant les joueurs de demain. Les clubs formateurs sont ainsi financés par la transaction de cession du contrat. Dans le Simracing d’aujourd’hui, organisé dans le meilleur des cas en associations, on ne peut plus se contenter d’une poignée de mains et de l’attachement au maillot. L’argent a toujours été le nerf de la guerre. J’ignore le détail des contrats liant B0x et Laige à E+C, mais je suis certain que les contrats sont verrouillés. Il s’agit de perdurer. Le eSport est une passion qui coûte aussi le temps qu’on y passe.

Nous organiser et changer de division

Mon propos n’est pas de critiquer ce mode de recrutement, car la lutte est inutile. En effet, pour E+C, c’est maintenant qu’il faut entrer dans le eSport et pas l’année prochaine. Canal + et TF1 commencent à s’y intéresser et à le montrer. Le Simracing n’est pas encore concerné. Chacun doit pouvoir en vivre. Nous devons désormais nous organiser et changer de division. Or en France, c’est toujours plus compliqué qu’ailleurs :

  • Les équipes doivent pouvoir, comme dans le football, accepter les prêts, les échanges ou bien la vente de pilotes. Les contreparties sont aussi une reconnaissance du travail des équipes avec leurs pilotes. A ce jour, rien n’empêche une équipe de piocher parmi les joueurs français, tant le cadre juridique est flou. Dans le meilleur des cas, les équipes sont des associations et le pilote est auto-entrepreneur. L’association pourrait donc déjà signer avec la société, des clauses de non-concurrence. Mais les vides juridiques sont nombreux, et ne permettent pas de protéger les intérêts de chacune des parties.
  • Avec la visibilité du eSport, les primes progressent à vue d’œil. Une partie devrait pouvoir revenir à l’équipe. De même en cas de transfert, pendant un an par exemple, un pourcentage minime des futures primes, devrait revenir à l’équipe qui a formé le pilote. Ainsi, grâce à cette reconnaissance sonnante et trébuchante, l’équipe aurait les moyens d’en former d’autres, et/ou d’en recruter.
  • Pour lutter contre des équipes avec des moyens financiers importants, les équipes vont devoir mutualiser leurs forces et leurs moyens. Une concentration aura donc lieu, pour fusionner des équipes. La règle est darwinienne. Les plus forts mangeront les plus faibles.
  • À l’initiative d’Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique, un projet de loi encadrant le eSport, avec notamment la création d’une fédération et d’un statut du eSportif, a été voté au parlement puis au Sénat. Il est passé en commission mixte paritaire le 20 juillet, qui a notamment préconisé dans l’article 42 bis, la création d’un contrat de un à cinq ans pour les joueurs professionnels. Mais tant que cette loi n’est pas publiée dans le Journal Officiel, le eSport est toujours considéré comme une loterie. Même si la première pierre d’une fédération du eSport a bien été posée, le bâtiment est loin d’être créé. À six mois des élections, ne comptez pas vous y abriter avant un moment donc.
  • Une fédération est une première étape, mais face à d’autres plateformes telles que FIFA, DOTA, WOW ou LOL, quelle place y aura la course automobile virtuelle ? Nous serons invisibles. Au sein de la Fédération du eSport, le Simracing comme les autres plateformes devront gérer un budget propre et une chaîne indépendante de décisions. Les autres pays ont déjà entamé ce processus. Les pilotes, les équipes, les organisateurs, ont besoin de se compter, par une licence annuelle – comme tout sport – et d’avoir des représentants pour montrer aux politiques que le eSport est mature et visible.

Preuve de la compétence à dénicher et former des talents

En 2017, l’argent du eSport attirera encore plus de joueurs et d’équipes arrivés de nulle part. Tant que les règles seront aussi permissives, les équipes seront vulnérables aux concurrents en recherche de talents qu’ils jugent disponibles. En tant que joueur, difficile de refuser d’être rémunéré pour une passion qui jusque-là n’était qu’un jeu. En tant qu’équipe, c’est triste de voir partir un pilote qu’on a fait grandir jusqu’à obtenir des victoires. Cette reconnaissance inéluctable est aussi la preuve de la compétence d’une équipe à dénicher et former des talents. Or le moment n’est plus au recueil de lauriers. Les joueurs ne sont pas les seuls à vouloir être professionnalisés. Les équipes, les organisateurs, les youtubeurs, et aussi les commentateurs ne veulent pas être écartés.

Pour ce billet, j’ai interrogé plusieurs équipes. Je les remercie pour leur confiance. Ils m’ont permis de recouper l’information et de permettre la discussion et le débat. J’ai commencé cet article en parlant de naïveté, par provocation sans aucun doute. J’ai une opinion un peu plus tranchée désormais, mais suis-je dans le vrai ? J’attends vos commentaires, vraiment avec impatience !

Et vous, qu'en pensez-vous ?