Bords de Pistes

Le communiqué de presse Audi est tombé à 13h01 : « Pour sa première séance d’essai en GP1, Audi créera l’événement en testant un pilote virtuel durant trois jours. Il sera directement comparé aux autres pilotes maison dans le but de définir le line-up 2027. » Mon rédac-chef a déboulé dans mon bureau pour m’annoncer que je partais à Barcelone interviewer le phénomène. J’étais plus que sceptique. Ma dernière expérience de la simulation remontait à 2009. J’avais pu tester le I-Way et je n’avais pas été convaincu. Certes le manège était extrême, comme peut l’être la course automobile, cependant je n’avais pu en profiter car il m’avait donné le tournis. « Le Simracing a bien dû progresser », me suis-je dit…

Après tout, pourquoi pas ! Mais est-ce vraiment sérieux ? Audi n’a pourtant pas la réputation de perdre du temps à présenter des comiques. Comment ce gamin a-t-il réussi à se faire remarquer par l’écurie la plus attendue en GP1 ? Il doit bien avoir quelque chose en plus. Jetons un coup d’œil sur son palmarès virtuel  :
– 1er à Monaco en GP1 et au Monte Carlo en WRC (incroyable),
– 3e au Tour de Corse, 3e aux Milles Lacs,
– 1er à Pike’s Peak en groupe C,
– 3e à l’Indy 500,
– 1er des 12 h de Sebring, des 24h du Mans et du Nordschleife sur un proto Pescarolo (triplé historique !).

Sacré CV, le gamin ! Et je ne cite que ses courses les plus célèbres courues en 2026. Dans la réalité, pour un tel palmarès, il faudrait trois vies. Depuis des années, les pilotes n’ont plus contractuellement le droit de rouler ailleurs, comme c’était l’usage dans les années 60-70. Or une petite organisation non seulement le permet, mais l’encourage. GP1, GP2, GP3, WRC, Endurance, FIA GT. En regardant les vidéos librement accessibles – encore une différence avec le GP1 – il n’est plus question de joueurs, mais bien de pilotes professionnels. Ils ont tout pour eux : ils roulent vite, sont réguliers comme des métronomes et doublent dans des endroits incroyables. Du vrai spectacle en comparaison avec les trop nombreuses courses assoupissantes.

Depuis hier, le monde entier – du GP1, restons modeste – sait qu’un joueur de courses en lignes va faire des essais pour Audi. Et ce monde-là ne sait pas qui vous êtes.

Je ne suis pas étonné. Nous manquons encore de visibilité auprès des médias. En fait, tout a commencé il y a trois ans. Virtua_LM avait trouvé un moyen original de retranscrire fidèlement la piste du Mans. Ils m’avaient contacté avec Arnaud Lacombe pour calibrer la piste. Les résultats étaient étonnants de réalisme. Audi en a eu vent : ils sont toujours en veille pour trouver de la performance. Nous étions déjà fiers de la présence d’ingénieurs, car cela signifiait que nous étions dans la bonne direction. En fin de journée, on les a un peu provoqués pour qu’ils essayent de rouler avec nous. Le matos dont nous disposions, des Ellip6 couplés à un Dome 3D, donnait envie. Ils n’ont pas été longs à accepter. Cependant, pas habitués, ils ne parvenaient pas à rouler dans nos temps. C’est normal, chacun dans notre domaine, nous sommes des professionnels, et eux n’étaient pas pilotes. Le jeu s’est alors transformé en défi quand, quelques jours plus tard, ils ont planifié une journée de test avec leurs pilotes maison, Adrien Tambay et Nico Müller. Ces deux-là sont des gâchettes et ils avaient déjà une expérience du Simracing. Les ingénieurs se sont dits qu’ils allaient nous faire redescendre sur terre.

Et ?

Au début, ils étaient évidemment sceptiques. Lorsque tu es pilote confirmé et qu’on te dit que tu vas rouler sur un circuit virtuel contre deux pilotes de jeux vidéos, ça doit sûrement faire sourire. Mais il faut croire qu’ils avaient bien été remontés car après un temps d’adaptation, nous tournions tous les quatre dans des temps très corrects et réguliers. Nous étions dans les 3.20 avec des relais de 1h. La même voiture, une R22 virtuelle, les mêmes pneus, la même quantité de carburant. Ça transpirait la sueur, aucun de nous ne voulait perdre. Assez naturellement, l’esprit de compétition a formé deux équipes : Nico et Adrien d’un côté, Arnaud et moi de l’autre. Les pilotes Audi et leurs ingénieurs ne voulaient pas se faire battre par des pilotes de jeux vidéos, tandis que nous, justement, nous voulions montrer que ce n’était pas qu’un jeu. Les conditions étaient réunies pour que les temps descendent. 3.19, 3.18, 3.17. On est resté à 3.16 assez longtemps. Puis Arnaud a tapé à l’entrée des Porsches. La voiture était morte. Il était out.

On ne peut pas faire « Restart » ?

Quattro ne le permet pas. La gestion du temps est réelle. Si tu casses et qu’il faut trois heures pour réparer alors tu attendras trois heures. Quand on me l’a dit à la radio, j’arrivais à Mulsanne. Je ne devais pas me délier. Je savais, en ayant vu les datas, que le gain se situait dans l’enfilade qui suivait les Porsches, exactement là où Arnaud avait dépassé la limite. Je suis passé trois fois avant de pouvoir me libérer. Il fallait se reconcentrer. Il s’agissait de retrouver toutes mes sensations mais en même temps, il fallait garder tout son sang froid, son instinct. Tout ce dont on n’a même pas idée avant de l’éprouver. Alors cela devient vraiment une question de perception. L’anticipation devient instinctive. Ce jour-là, tour après tour, je passais de plus en plus vite dans le dernier secteur, sans me soucier du temps qui passait. Une fois rentré au stand et sorti du simulateur, tout le monde m’a félicité. Je ne comprenais pas pourquoi car j’étais encore dans ma bulle.

Quel était le temps ?

3.11.391. Aujourd’hui encore, je m’interroge. Car en regardant les datas, j’étais aux mêmes vitesses que les autres. Partout, sauf après les Porsches. Les autres ne roulaient pas lentement. C’est juste moi qui roulais trop vite. Je m’y étais pris de telle manière que c’était comme si ma voiture avait été montée sur des rails, vous comprenez ? Il ne restait pour ainsi dire plus de marge. A un moment, j’ai eu l’impression que le circuit était devenu un tunnel de glissières. Je me suis alors rendu compte d’un seul coup que j’avais dépassé la limite que je considérais comme raisonnable. Je n’avais plus de marge. Plus du tout. Aussi, j’ai levé le pied, et je suis rentré doucement aux stands. Je me suis dit: « Aujourd’hui, c’est spécial. N’y retourne plus. Tu es vulnérable. »

Pourtant, votre vie n’était pas en jeu ?

Certes. Mais je suis pilote professionnel. Un jour ou l’autre, je revivrai cette expérience dans la réalité. Mais le faudra-t-il ? C’est une question  à laquelle je n’ai pas encore la réponse. Aller plus loin, toujours un peu plus loin. Ce jour-là, je ne pouvais pas, je le sais. Audi aussi le savait. Les datas ne mentaient pas. Nous avions, Arnaud et moi, semé la graine du doute dans leur esprit. C’est ainsi qu’ils m’ont proposé d’intégrer en 2016 l’équipe, en tant que pilote de développement. Secrètement, j’ai tourné au Paul Ricard avec la R22 la semaine qui suivait la victoire au Mans. Voilà l’histoire, une opportunité, je l’ai saisie.

Comment se fait-il que nous, les journalistes, soyons passés à côté du Simracing ?

Les médias, mais aussi tout le monde. En fait, je crois simplement que nous n’étions pas crédibles tant que la réalité ne pouvait pas être complètement modélisée. Plusieurs étapes ont été nécessaires pour rendre comparable le Realracing et le Simracing sans discussion. Après, c’est toujours la même chose. Est-ce que le pilote est rapide ? Est-ce qu’il est vendeur ?

Je vous sens très à l’aise dans cet environnement malgré le peu d’expérience que vous avez de la réalité. Comparativement à ce que vous avez connu, le GP1 doit paraître comme démesuré ?

Oui et non. Certes, on sent bien que l’argent est omniprésent. Pour faire tourner ces voitures, il faut du monde, je ne suis pas naïf. Que ce soit côté voiture ou côté marketing, il faut payer la structure. Mais bon, côté pilote, c’est comme d’habitude, je m’assieds dans un baquet, je m’attache, je demande le contact. Et tout ce qui se passe après, ne regarde que moi.

Pourtant ça doit être différent ?

Oui, le volant est plus joli (rires). En Simracing, mon environnement immédiat est toujours le même. Mon volant, mon pédalier, ma position sont les mêmes depuis quasiment dix ans, quelle que soit la catégorie dans laquelle je roule. Ce matin, j’ai pris place physiquement dans le cockpit. Le volant, les pédales, l’exiguïté du cockpit, tout est différent. Oui, je vais devoir m’habituer. En GP1, l’important est de se sentir à l’aise. J’espère que les quelques réglages apportés suffiront. Cette phase n’existe évidemment pas en Simracing. Ce qui est vraiment gênant est que je n’ai pas la place pour mon paquet de gâteaux et ma bouteille d’eau. N’ayant pas vraiment la carrure d’un rugbyman, je me place facilement. Je suis quand même content et fier d’être là. Fier car je viens de nulle part. Dans le monde où nous vivons, l’important est de faire la différence. Sur la piste évidemment mais dans la vie tout autant. Si vous êtes reconnu comme un journaliste GP1, c’est parce que vous amenez quelque chose de différent par rapport à la dépêche Reuters ou AFP. Dans le monde de la course, il est tout aussi vital d’être différent. C’est un ancrage vers la reconnaissance. Si je perce dans cette discipline, je serai toujours vu comme différent car je ne suis pas un « vrai » pilote, je suis un Simracer.

Avec une journée de plus que vos concurrents, vous montrez déjà une différence ?

Non, car cette journée correspond au fait que je suis plutôt novice dans une voiture de course. Audi veut être vraiment sûre de ma capacité à rouler vite, à expliquer le comportement de la voiture, à être un pilote de course professionnel. Moi je le sais, mais je les comprends. Il serait dommage de se tromper en recrutant un pilote de jeu vidéo. Des têtes tomberaient chez Audi. Donc ils sont prudents en m’octroyant une journée de plus. N’y voyez pas un avantage par rapport aux deux autres pilotes.

Quel est le programme prévu pour ces trois jours ?

Il est conventionnel. Le 1er jour, beaucoup d’essence, des pneus durs, d’abord en relais court dans l’optique d’affiner si nécessaire ma position de conduite et mon « confort ». Ensuite, au fur et à mesure, on passe sur des « longs runs » d’une quinzaine de tours, en modifiant le setup pour savoir si je ressens correctement les changements. Le soir, on débriefe les datas pour déterminer le setup que j’utiliserai le lendemain. De long runs où l’on essaiera de faire plus de perf en fin de relais sur les trois derniers tours. Le dernier jour, il faudra passer complètement en mode qualif. Léger et chaussettes neuves. Ce sera un autre jeu, mais l’opportunité ne se représentera peut-être plus. Vais-je être rapide, vais-je rendre un bon feedback aux ingénieurs ?

J’ajoute une question : votre condition physique sera-t-elle suffisante ?

… (un temps de réflexion, NDLR)… Bonne question. J’ignore la réponse. J’ai roulé depuis des années en simulateur, mais je sais qu’on n’atteint pas les 5 G. Signe et les Beausset me diront vite si mon cou est capable de tenir. Si je ne peux pas, je n’aurai pas de regret. Je me suis beaucoup entraîné, ces dernières semaines, sur cet aspect. En attendant, je suis dans la course. Une place de titulaire est en jeu. Ils doivent bien avoir une chemisette à ma taille (rires). Mon corps décidera, c’est ma seule inquiétude, la tête suivra.

Côté mental, je ne vous sens pas fragile, pourtant on sait que personne n’est jamais assez préparé au combat qu’est le GP1.

Après 10 ans de haut niveau en Simracing, j’ai eu des centaines de situations de stress où mon mental a dû se dépasser. Je ne dis pas que le GP1 est en-dessous, néanmoins le Simracing n’est pas un colloque de « bisounours. » Un exemple : l’année dernière, nous avions organisé une petite course d’endurance hors championnat. Que des amis. J’étais 3e après les qualifs. Quand le feu passe vert, je passe 2e, et pendant quelques tours, j’arrivais à me rapprocher du 1er. Suffisamment pour tenter, mais pas assez près pour réussir à le dépasser. Son setup était très légèrement plus agressif que le mien au niveau des pneus. Du coup, en début de relais, j’avais un peu de mal à le suivre et, en fin, c’est lui qui avait du mal à me retenir. Sauf que je m’arrêtais deux tours avant lui. Il me contrôlait, sans aucun doute. Pourtant, lors du dernier relais, j’ai changé de tactique en roulant avec ma tête, pour économiser les pneus. Je chassais à deux secondes de lui, pour le maintenir à portée. Pendant une heure, il a essayé de faire le trou sans succès. Soudain, il a perdu 4 dixièmes au tour. Sans avoir puisé dans mon capital pneu, je me suis retrouvé alors dans son diffuseur. Solide, je pouvais encore forcer le rythme. Il restait un tour, douze virages, je pouvais le passer sans doute partout. Cependant j’ai choisi de le doubler dans le dernier virage.

Pourquoi ?

Ce pilote est jeune et talentueux. Je pouvais prendre le risque de rater ma manœuvre et de le laisser gagner. Mais en réussissant, je lui montrais qu’il devait me craindre. C’est un aspect psychologique de la course qu’il ne faut pas négliger.  Un jour, je le recroiserai sur d’autres courses. Mon grand père me disait toujours : « Dans la vie, il y a deux types de personnes : ceux qui font les chaises et ceux qui s’assoient dessus ! »

Les dépassements en Simracing sont très impressionnants, très réels même. Comment appréhendez-vous le dépassement d’un pilote ?

Dès que vous la voyez, vous savez de quelle voiture il s’agit, qui la pilote, et instinctivement, vous devinez son comportement. Vous estimez la vitesse à laquelle vous allez la rejoindre, ou combien de temps il va vous falloir pour établir où vous allez la passer. A ce stade, soit vous poussez un peu plus pour la rattraper avant le point critique, où elle va vous faire perdre du temps. Ou bien ce n’est pas la peine, et il suffit de la poursuivre à la même allure, voire de ralentir un peu jusqu’à l’endroit adéquat pour passer sans difficulté. Mais c’est très relatif, car le pilote et la voiture, ainsi que l’état de la vôtre, entrent dans l’équation. J’ajoute que la tension, le stress, la réflexion pendant un weekend de course atteignent parfois un niveau tel, que le jour de la course venu, si vous n’avez pas été prudent, votre potentiel sera entamé. Votre jugement, votre performance en course, quand il faut réunir tous les éléments et réagir vite, de façon adéquate, peuvent être affectés. Il faut constamment se surveiller, contrôler son équilibre. Cet équilibre est fondamental au moment d’effectuer le bon choix.

Comment expliquez-vous la difficulté qu’est le dépassement dans les courses de GP1 ?

Je n’ai pas d’avis de spécialiste sur ce sujet, n’ayant jamais expérimenté la course réelle en peloton. Néanmoins, j’ai un avis de spectateur. Le GP1 est une discipline où chacun doit cogiter pour gagner du temps par rapport à son adversaire. Que ce soit sur la piste, dans la création d’une voiture, l’efficacité d’un débriefing, etc… Chaque différence peut amener un gain. De la même manière, une lecture et une compréhension efficace et maline d’un règlement peut compenser la perte chronométrique attendue par la FIA.

Il est vrai que depuis 20 ans, les règlements censés favoriser les dépassements, ont engendré des processions.

Et au final, soit cela ne marche pas, soit la FIA invente une nouvelle règle pour empêcher une trop forte domination. Souvenez-vous de l’interdiction controversée des « mass dampers ». Renault avait clairement un avantage que la FIA a souhaité gommer. D’autre part, dans sa guerre contre la FOTA dont les leaders étaient les gros constructeurs, elle a accepté une interprétation du règlement exotique pour légaliser le « double diffuseur ». Brawn et Toyota ont eu alors un réel avantage. Et Brawn a su le transformer en double titre. Et que dire de l’affaire des roulements magiques de Williams ? La FIA est prête à tout pour que le champion du monde soit titré lors de la dernière course. Et là, on n’est plus dans le sport mais dans le show. Le plus rapide peut ne pas gagner. Néanmoins, ceux qui ont faim arriveront toujours à doubler. Encore faut-il que la FIA n’entre pas dans le jeu. Depuis cinquante ans, une Top Team, qui rate son début de saison et qui est capable de mettre 100 millions sur la table, rattrapera toujours son retard. Être ingénieux ou être riche, la FOM et la FIA ont choisi. Je crois que l’argent dépensé est le véritable frein aux dépassements. Les champions du monde sont rarement dans des équipes sans le sou. Je crains que, si un jour trop d’argent arrive dans le Simracing, il ne paralyse les pilotes qui craindront de rater et ne tenteront plus rien. J’espère que cela n’arrivera jamais.

Pensez-vous que c’est l’argent qui détermine de quel côté – réel ou virtuel – on pourra piloter ?

Il faut être honnête. Combien faut-il générer pour entrer en GP1 depuis les saisons de kart ? Probablement des dizaines de millions d’Euros. Le GP1 est le pinacle d’un sport déjà élitiste. Sans argent, quelqu’un de talentueux ne pourra jamais gravir les étapes. Une carrière ne dépend que de l’argent qu’elle peut générer. Alors oui, le Simracing peut être une solution, pour l’instant. Trouver un financement de 15000 € est accessible d’autant que les retombées peuvent être réelles et quantifiables. Quelques centaines de pilotes auraient le niveau pour rouler en réel. Tous ne réussiront pas mais le doute est permis. J’espère que ce premier roulage ouvrira une voie de recrutement entre le Simracing et le Realracing.

Et pour la suite ?

Pour l’instant, je ne suis personne, vous savez. La suite, c’est demain. Trois jours pour savoir. Après il sera toujours temps de décider.

Et vous, qu'en pensez-vous ?